18
Un marché
J’atterris sur un sol mou. L’impact me coupa le souffle ; mon sac et mon bâton m’échappèrent. L’obscurité était totale, je ne distinguais même pas mes mains levées à hauteur de mon visage. Je me mis à quatre pattes, et l’humidité imprégna aussitôt le tissu de mon pantalon : j’étais agenouillé dans la boue. J’appelai Alice, l’Épouvanteur. Pas de réponse.
Cependant, je n’étais pas seul. Quelque chose remuait dans le noir. Une créature possédant plus de deux jambes progressait lentement vers moi. Je sursautai en percevant un contact léger, presque une caresse, à hauteur de mon genou. Peut-être n’avais-je rien à craindre, après tout ? Mais ce toucher délicat se transforma en étreinte d’acier ; des dents pointues s’enfoncèrent dans ma chair, traversant le cuir de ma botte. Je me sentis traîné sur la terre boueuse, incapable de résister. Le sol devint froid et dur. J’entendis un cliquètement de pattes. Puis cela s’arrêta. On me lâcha, et la créature s’éloigna précipitamment.
Des rires s’élevèrent alors alentour, moqueurs, provocants. Je restai étendu, me gardant bien d’esquisser le moindre mouvement. J’avais perdu mon sac et mon bâton dans ma chute. À part la chaîne d’argent roulée dans ma poche, j’étais quasiment sans défense.
Le sol se mit à se balancer dans un cliquetis de chaînes. D’un geste instinctif, je m’assis et posai les mains de chaque côté pour assurer mon équilibre. Les rires railleurs s’éloignaient au-dessous de moi, à croire qu’on me tirait vers le haut. Ils devinrent bientôt presque inaudibles avant de s’éteindre tout à fait. Un souffle d’air me frôla le visage. Pas de doute, on me remontait.
Aussi effrayé qu’une souris tombée dans le panier du chat, je restai parfaitement immobile et silencieux, de peur qu’un geste de ma part ne déclenche une attaque. N’importe quoi pouvait me guetter, mieux valait ne pas attirer l’attention. Peu à peu, cependant, je devinai des formes autour de moi. Le noir n’était plus si complet. Or, si l’obscurité m’avait effrayé, la faible lumière me révélait à quel point ma situation était désespérée.
J’étais assis au centre d’une plate-forme métallique, piquetée de rouille, légèrement creuse. C’était une sorte de plat suspendu au sommet de la tour, loin au-dessus de ma tête. Trois chaînes rouillées étaient fixées à son rebord. Cela évoquait – en beaucoup plus grand – l’assiette-appât utilisée par les épouvanteurs pour attirer un gobelin au fond d’un puits. Allais-je servir à allécher quelque énorme prédateur ? L’idée me fit frémir d’effroi.
D’autres chaînes étaient manœuvrées à grand bruit. Autour de moi, d’autres plats montaient. Je voulus me pencher pour mesurer du regard la hauteur où je me trouvais, et mon siège de métal se balança de façon alarmante. Au-dessous de moi bâillait un gouffre sans fond. Je ne voyais aucun moyen de m’échapper.
À mesure que le sommet approchait, les murs de la tour se resserraient ; sur les pierres grouillaient, me semblait-il, une colonie d’insectes, évoquant le cœur d’une ruche en activité.
Soudain, je compris ce que c’était, et la peur m’arracha un hoquet : une horde de lamias ailées, les terribles vangires !
Elles étaient des centaines, munies de quatre membres, leurs pattes arrière terminées par des griffes redoutables, celles de devant semblables à des bras féminins aux mains délicates. La paire d’ailes noires croisées dans leur dos cachait une autre paire plus fine. Elles les agitaient pour les égoutter, après le déluge qui les avait mouillées. Dès que le soir serait tombé, au-dehors, et dès que leurs ailes seraient sèches, elles quitteraient l’Ord, traverseraient le bouclier de nuage, fonceraient sur Kalambaka, attaqueraient les moines de Meteora.
Je devinais leurs regards sur moi, entre leurs lourdes paupières. Elles étaient émaciées, impatientes de calmer leur faim. Les chaînes produisaient d’horribles grincements qui me vrillaient les tympans.
Levant les yeux, je découvris l’énorme poulie qui me hissait de plus en plus haut. Sur les autres plateaux gisaient des formes humaines recroquevillées. Vivantes ou mortes, je n’aurais su le dire, elles étaient trop loin. En tout cas, elles ne bougeaient pas.
L’effroyable vérité me frappa alors : nous étions la pitance des lamias ! La nourriture qui leur donnerait la force de s’envoler ! Nous allions être mis en pièces ! Mon corps fut secoué de tremblements. Lentement, contrôlant ma respiration, je contraignis ma terreur à refluer. Je n’étais pas seul en jeu. Arkwright, Alice, l’Épouvanteur étaient-ils dans la même situation que moi, destinés à calmer le sauvage appétit des lamias ?
Il y eut un choc, et les grincements se turent. Je risquai de nouveau un regard vers le bas. J’étais exactement au centre de la tour, et je dominais une trentaine d’autres plateaux. Puis le mien monta de nouveau, alors que les autres ne bougeaient pas.
Quelques instants plus tard, je dépassai un large cylindre métallique d’où pendaient des chaînes rouillées, l’un des mécanismes qui hissaient les autres plateaux. Je devais être accroché à un système différent. Au-dessus de ma tête tourbillonnait une sorte de nuage sombre, rappelant celui qui surplombait l’Ord au-dehors. Plus je m’en approchais, plus je me tassais sur moi-même ; ce phénomène me remplissait d’effroi. Puis je pénétrai dans la masse grise et je ne vis plus rien. Mon ascension s’arrêta ; je restai là, suspendu, dans une obscurité totale.
Peu à peu, le nuage se dissipa, et je pus observer ce qui m’entourait. On m’avait hissé dans une salle étroite aux murs de marbre noir, sans porte ni fenêtre. De forme cubique, elle était meublée en tout et pour tout d’un trône et d’un grand miroir rond accroché à l’une des parois.
Ce trône, je le reconnus. Le Malin s’y tenait assis quand je lui avais parlé, dans la cale de la barge, au printemps précédent. Je me souvenais des motifs sculptés décorant ses bras : d’un côté, un dragon aux griffes étendues ; de l’autre, un serpent dont le corps sinueux s’enroulait aux pieds du siège en forme de serres.
Prenant bien soin de ne pas regarder vers le gouffre, au-dessous de moi, je descendis du plateau et me risquai sur le sol de marbre. Un frisson glacé me courut le long du dos, m’annonçant l’approche de quelque puissant serviteur de l’obscur.
Je fus alors immobilisé, incapable de faire un geste et même de respirer. Je sus aussitôt ce qui m’arrivait, car j’avais déjà vécu cette expérience : le temps s’était arrêté. Il n’y avait à ce phénomène qu’une seule explication : c’était un tour du Malin.
Soudain, il fut là, occupant le trône, de nouveau sous les traits de Matthew Gilbert.
— Je vais te montrer quelque chose, Tom, dit-il d’une voix railleuse. Le futur. Ce qui va se passer dans les prochaines heures, et que toi seul peux empêcher. Tourne les yeux vers le miroir !
Mon cœur se remit à palpiter dans ma poitrine, mes poumons se gonflèrent. Cependant, bien que j’eusse retrouvé ma liberté de mouvement, le temps, autour de moi, restait suspendu. Obéissant, je fixai le miroir.
Tout redevint noir et, l’espace d’un instant, je crus tomber. Puis je me retrouvai sur le plateau de métal, au sommet de la tour. De là, je voyais tout, et jamais ma vision n’avait été aussi claire, aussi nette.
Certains plateaux contenaient un liquide sombre, d’autres, des humains. De la chair et du sang, le repas des lamias. Dans l’un se tenait l’Épouvanteur, démuni de son bâton, l’air vieux et fragile, le visage blême d’épouvante. Dans un autre était assise Alice ; ses mains se crispaient si fort sur le rebord de métal que ses jointures avaient blanchi. Une chose, cependant, me rendit un peu d’espoir : nulle part je ne vis maman.
À peine cette pensée m’avait-elle effleuré que l’air s’emplit d’un ronflement. La horde des vangires s’était élancée vers les plateaux, les griffes étendues. La masse féroce et noire de leurs ailes battantes me dissimulait les victimes, mais j’entendis le cri strident d’Alice.
Et j’étais incapable de les secourir ! Je ne pouvais même pas me couvrir les oreilles des mains pour échapper à l’horrible mélange de hurlements et de bruits de chair déchirée.
Puis mon point de vue changea. Depuis l’extérieur de l’Ord, j’assistai au départ des serviteurs de l’Ordinn, jaillissant par les portails. Ils étaient des centaines, armés de lances et de cimeterres, un rictus cruel sur leurs faces de démons. Rien que des mâles. De femelles, il n’y avait pas trace. Le temps parut s’accélérer, et ils approchèrent de Kalambaka, submergeant les guerriers qui avaient fui l’Ord. Ils les taillaient en pièces sans la moindre pitié, les soulevaient pour boire leur sang avant de laisser retomber leurs corps brisés dans la poussière. Derrière les démons venaient les ménades, se repaissant de la chair des morts et des mourants.
Ayant pénétré dans la ville fortifiée, ils attaquaient tous ceux qui n’avaient pu fuir, hommes, femmes, enfants. Ils arrachaient les bébés des bras de leurs mères, leur brisant le crâne contre les murs ensanglantés. Derrière eux, les ménades achevaient le carnage.
Puis je vis les vangires tournoyer au-dessus des monastères de Meteora. Leurs hautes murailles ne leur offraient aucune protection contre ces attaquantes venues du ciel. Des corps tombaient comme des poupées désarticulées, des mares de sang souillaient le sol du catholicon. Plus jamais les hymnes ne s’élèveraient sous ses voûtes, semblables au chœur des anges. Plus jamais les prières des moines ne tiendraient l’obscur en échec. L’Ordinn était libre de surgir quand elle choisirait de le faire. Et le Comté lui-même était condamné.
— Voici l’avenir, Tom ! clama le Malin. Les événements que je te montre vont se dérouler dans quelques instants, précédés par la mort de ton maître, d’Alice et d’Arkwright. À moins que tu prennes les dispositions qui conviennent pour les empêcher. Je t’aiderai, à une simple condition : tu me feras don de ton âme. En échange, je t’offrirai une chance de détruire l’ennemie de ta mère.
La vision s’effaça, et je me retrouvai face à mon propre reflet. Je me tournai vers le Malin :
— Mon âme ? répétai-je, abasourdi. Vous me demandez mon âme ?
— Oui. Elle m’appartiendra. Et je l’utiliserai à mon gré.
Lui faire don de mon âme ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Quelles conséquences cela entraînerait-il ? Me trouver, après ma mort, à jamais emprisonné en Enfer ? Au cœur de l’obscur lui-même ?
Le visage qui me fixait depuis le trône ne souriait plus, son expression était cruelle et sarcastique :
— Dans trois jours, si tu survis, je viendrai te demander ton âme. Cela te laisse le temps d’accomplir les désirs de ta mère et de te réfugier en lieu sûr. Je ne veux pas te tuer. Les termes de ce contrat stipulent que, lorsque je viendrai à toi comme convenu, le souffle quittera ton corps et tu mourras, abandonnant ton âme entre mes mains. Elle sera alors soumise à mes volontés, asservie aux souffrances que je lui infligerai. L’entrave qui me lie n’aura plus de réalité. Ce n’est pas moi qui te tuerai, mon règne sur la Terre ne sera donc pas limité à une pauvre petite centaine d’années. Tu auras accepté de donner ta vie, tu quitteras ce monde de ton plein gré. Et je serai libre d’utiliser mes artifices pour assurer enfin ma domination. Cela prendra du temps, beaucoup de temps, mais je suis patient.
Je secouai la tête :
— Non. C’est de la folie. Vous me demandez trop, je ne peux pas accepter.
— Pourquoi non, Tom ? Ne vois-tu pas que c’est la seule chose à faire ? Te sacrifier et m’abandonner ton âme ? Tu obtiendras tellement en échange ! Tu auras une chance d’éviter ces morts dont je t’ai montré le spectacle. Tu protégeras le Comté de tout péril à venir. C’est à toi de décider, Tom. Tu as vu ce qui va arriver. Toi seul peux t’y opposer.
Si je refusais, je condamnais Alice, Arkwright et l’Épouvanteur. Des milliers de gens mourraient ; l’Ordinn triompherait. Et, dans sept ans, elle se vengerait de maman, détruirait tous ceux qui lui étaient chers, et ce serait le tour du Comté de subir un semblable destin. De vais-je empêcher cela au prix de mon âme ? Un tel sacrifice en valait-il la peine ? Et que voulait dire le Malin en parlant de « chance » ?
— Quelle chance m’offrirez-vous en échange ? le questionnai-je. Comment me viendrez-vous en aide ?
— De deux manières. D’abord, je retarderai le réveil de l’Ordinn. Une heure, c’est le mieux que je puisse t’accorder. Certes, quelques-uns de ses serviteurs se sont éveillés bien avant elle. D’autres commencent à s’agiter. Ceux-là, tu devras les éviter ou t’en débarrasser. Enfin, et c’est le plus important, je te révélerai où se trouve l’Ordinn.
Ce n’était pas la première fois qu’un marché de ce genre m’était proposé par une créature de l’obscur. Golgoth, l’un des anciens dieux, m’avait offert la vie et le salut de mon âme si je le libérais du pentacle qui l’emprisonnait. J’avais refusé. Ma petite personne ne comptait pas ; il était de mon devoir de me sacrifier pour le bien du Comté. À Pendle, Wurmalde, la sorcière, avait marchandé avec moi pour que je lui remette les clés ouvrant les malles de ma mère. Bien que les vies de Jack, d’Ellie et de la petite Mary eussent dépendu de mon acceptation, j’avais refusé.
Cette fois, cependant, c’était différent. L’enjeu n’était pas seulement ma vie, ni celle des membres de ma famille. Oui, mon âme appartiendrait au Malin. Mais le Comté serait à l’abri. D’autre part, le Malin ne régnerait sur la Terre que s’il me gagnait à sa cause. Et cela ne serait pas. Il ne posséderait jamais ma volonté. L’Ord était une structure aussi complexe que gigantesque. Localiser l’Ordinn nous donnerait une vraie chance de vaincre l’ennemie de maman.
J’étais tenté d’accepter. D’ailleurs, avais-je une alternative ? Cela nous ferait gagner du temps, ce dont nous manquions cruellement. D’ailleurs, rien ne prouvait que maman fût morte. Et, si elle était en vie, tout espoir n’était pas perdu. Elle trouverait peut-être un moyen de me sauver, une astuce qui annulerait les clauses de ce contrat.
Frissonnant intérieurement à la pensée de ce que j’abandonnais aux mains du Malin, je déclarai :
— C’est d’accord. J’engage mon âme en échange de ce que vous me promettez.
— Dans trois jours, je reviendrai te la réclamer. Tu acceptes ?
— J’accepte, dis-je, le cœur sombrant dans ma poitrine.
— Qu’il en soit donc ainsi ! Et voici l’indication qu’il te faut : l’Ordinn n’est pas dans une des trois tours. Elles abritent ses serviteurs et ne recèlent que des pièges mortels pour ceux qui osent s’y aventurer. Derrière les tours se dresse le dôme, au sommet de l’ensemble. C’est là qu’elle se tient. Néanmoins, sois prudent en traversant les terrasses. On y rencontre de nombreux dangers. Et souviens-toi : il vous reste une heure avant le réveil de l’Ordinn !
M’ayant fourni l’information promise, le Malin m’invita d’un geste à reprendre ma place dans le plateau de métal. À peine m’y étais-je assis que l’obscurité envahit la pièce. Le nuage roula de nouveau ses volutes noires au-dessus de ma tête. Ma dernière vision fut celle de la face jubilante de Satan.
Une dernière fois, je m’interrogeai : comment aurais-je pu condamner tant d’êtres à une mort affreuse ? Nous avions à présent une chance d’éviter un bain de sang. Qu’était mon âme face à un tel enjeu ?
J’avais passé un marché avec le Malin. Dans trois jours, à moins que maman sache comment me tirer de là, j’aurais à payer un prix bien lourd en échange d’une possible victoire.